dimanche 23 novembre 2008

Hoppi's world - Chapitre 3 (première partie)

3
Decrescendo

« Je vous remercie Mademoiselle, j’ai encore deux candidats à rencontrer. Je vous contacterai, ne vous en faites pas.
- Très bien ! Merci à vous de m’avoir écoutée, M. Berger. »

Je me dirige doucement vers la sortie. Après avoir refermé la porte bleue, j’inspire profondément : tous ces discours ampoulés feront exploser ma poitrine un jour. Pour l’heure, je me contenterai de m’enfermer dans la pièce la plus exiguë du bâtiment. Les parois trop étroites étoufferont mes sanglots.
Larmes d’angoisse, larmes d’amertume, larmes de cynisme. Il faut que ça cesse.

Une fois dehors, j’arpente la rue de Douai, puis celle de Jean-Baptiste Pigalle. Je dois rejoindre Cécile et Christophe dans trois quarts d’heure. J’aurai le temps de réajuster mon masque de gai luron.
Jolie promenade où sex shops et music stores se succèdent à l’infini. Les guitares rugissent de plaisir et les accords s’entrelacent sans aucune pudeur. J’accélère la cadence, la tête me tourne, et mes pieds m’amènent finalement jusqu’à la place principale.
Pour reprendre mes esprits, je m’assieds sur la pierre froide de la fontaine et allume une cigarette.
À travers les ronds de fumée, les passants défilent. Parmi eux, de ténébreux travailleurs costumés, à l’air supérieur, marchent à fière allure : remplis d’amour-propre, ils brandissent leur serviette flambant neuve ou leurs agendas électroniques. Je préfère le petit homme chapeauté, traînant lourdement un cadis à carreaux noir et blanc, motif écossais que les vieilles gens m’avaient toujours paru affectionner. Mes yeux finissent par se perdre dans ce labyrinthe de verticales et d’horizontales et ma vue se trouble. Tout autour de moi bouge alors trop vite ; mon corps, lui, reste cloué à la roche. Réminiscences d’Hugo.

L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au dessous-d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.


Même si je ne le souhaitais guère, la mort était une sorte d’obsession chez moi. Thanatonaute en puissance, j’aurais voulu savoir où j’allais, connaître le sens de la vie et, le plus modestement du monde, celui de l’univers. J’avais déjà mon idée sur la question : selon moi – et j’assumais l’amodernité de ma pensée – le temps ne pouvait être qu’une hésitation entortillée entre l’avancée incertaine de l’humanité et le Cycle tout-puissant de sa bêtise. Que l’homme renaisse en la pierre ne pouvait donc pas me surprendre, et l’idée que les actes d’une vie étaient lourds de conséquence pour la suite, l’idée de responsabilité en contrepartie du droit de vie qui nous était accordé, oui, cette idée-là était à mon sens la plus convaincante de toutes.
En repensant à mes choix, un léger frisson me parcourt l’échine. Métempsychose ou pas, je ferais bien de m’éloigner du marbre assassin. Puis, quitte à plonger dans les ténèbres, je m’engouffre sans plus attendre dans la gueule béante du Métro. Direction Saint-Michel.

***
Cécile tente poliment de pousser les passagers trop encombrants à coup de « pardon » enthousiastes. Elle a deux minutes de retard et ne peut tolérer un tel désordre dans son monde trop parfait – un univers calibré où la théorie du chaos n’a pas sa place. Ses talons hauts martèlent en rythme le sol métallique de l’escalator.
« Pardon, pardon, pardon ! »
Les passants ne peuvent lui en vouloir : Cécile irradie dans la noirceur du métro et son sourire est contagieux. Seuls les plus cyniques lui résistent.
« 12h04, Audrey va m’attendre, dit-elle tout bas ».
Elle presse alors le pas et se met à courir dans la rue Danton. Sa jupe blanche volette et laisse découvrir ses jambes pâles.
« Bonjour, charmante demoiselle ! lui lance un jeune homme. »
Cécile jette un œil dans sa direction, prend un air horrifié et hausse les épaules.
Comme toutes les femmes, elle acceptait les compliments, mais seulement des hommes de son rang. Sans origine aristocratique, Cécile faisait partie néanmoins des jeunes femmes parisiennes de bonne famille. Elle avait connu son premier amour à vingt-et-un ans et, après cinq ans de vie commune, elle s’apprêtait à l’épouser. C’était dans l’ordre des choses.
Notre amitié surprit tout le monde. Nous aurions dû nous détester, et nous nous exaspérions souvent l’une l’autre. Ses maniaqueries m’agaçaient ferme, et mon bordel existentialiste ne la fatiguait pas moins, mais nos fâcheries infantiles se terminaient presque toujours en éclats de rire.

1 commentaire:

christine a dit…

La fin de Satan. Magnifique...