dimanche 30 novembre 2008

Hoppi's world - Chapitre 4 (fin de la première spire)

4
Maudite chair

« Tu prends quoi ?
- Un menu G, je pense, j’adore le poisson cru ! répondis-je avec enthousiasme. »
La carte dans la main gauche, T. agite nerveusement sa baguette et ses jambes suivent frénétiquement la cadence. Je m’étonne de sa réaction : lors de notre première rencontre, j’avais en face de moi un jeune homme serein, presque froid. À peine installé dans le bar, il avait sorti son ordinateur et ouvert consciencieusement un fichier type en m’expliquant la marche à suivre. Mais cette fois, je distingue une part de vulnérabilité, et, sans trop savoir à quoi elle est due, je n’y suis pas indifférente.
« Ça va ? Tu me parais stressé… lui dis-je amicalement.
- Non… Oui… Je ne sais pas, j’ai faim sans doute. »

Je savoure mes sashimis tandis que T. me raconte sa vie, en pointillé.
Point de départ de son existence : Casablanca. Je sursaute en entendant la ville marocaine.
« C’est dingue, j’y ai vécu trois ans, tout enfant ! lançai-je, amusée. »
T., un rictus aux lèvres, continue le voyage : après Casa, la Réunion, puis HongKong, une petite sœur adoptée, et l’inévitable retour en France.
Je distingue une crispation du visage et un assombrissement du regard. Un blanc s’installe. T. saisit une baguette et la plante dans un sashimi.


Pour briser le silence un peu pesant, on parle boulot. C’est bien commode.
« Travailler dans l’édition, m’explique T., demande une certaine rigueur. »
L’alliance malvenue provoque en moi un rire intérieur : j’essaie de le réprimer tant bien que mal. T., imperturbable, avale une gorgée de vin et continue son discours.
La bouteille de Saumur fait son effet et les langues se délient en s’aventurant dans des sentiers plus escarpés. T. a retrouvé toute sa confiance ; la conversation devient monologue. Je n’écoute plus vraiment ce qu’il me dit, doucement bercée par sa voix grave. Mon corps ondule malgré moi au gré des notes. Mes mouvements sont bien sûr imperceptibles, mais j’espère en secret que ma danse captive l’attention de mon interlocuteur.
Derrière T., je vois la lumière de l’accueil s’éteindre. J’attrape machinalement mon portable : il est déjà 23h47 et le restaurant va fermer.

***

T. marche à côté de moi, je sens parfois sa paume contre la mienne. Le vent glacé de décembre déroule mon écharpe. T. l’attrape et la replace doucement autour de mon cou. Un peu gênée par la théâtralité du geste, je fixe le sol tout en esquissant un faible sourire. Pour briser l’instant, je propose un café dans mon appartement.

Une fois dans l’ascenseur, il n’y a plus vraiment d’échappatoire. La montée me fait perdre toute notion de gravité : d’une fragilité spectrale, je quitte mon origine pour surplomber la scène.
Dans le miroir, je vois T. qui s’approche et pousse contre le mur ce corps que je ne reconnais pas. Jambes et bras s’entremêlent dans une confusion indécente. Je regarde, effrayée, ce monstre à deux têtes. La chorégraphie n’a plus rien de subtil ni d’élégant. Une sonnerie retentit pour marquer la fin de l’ascension : les deux corps se séparent.
Dans le couloir, la traversée paraît interminable.
Le mur rêche froisse la chair marbrée. Un frisson me parcourt l’échine et me pique diaboliquement la nuque. Mon corps me rattrape et je reviens à moi. Pleine de maladresse, je cherche ma clé au fond de mon sac. Une main chaude en profite pour se poser contre ma hanche et glisser doucement sur la peau qui s’éveille ; l’autre main ferme la porte.

***

Rai sournois de lumière qui brûle la paupière endormie.
Ronflements persistants qui bourdonnent à l’oreille frémissante.
L’air impur de la nuit écœure les narines silencieuses.

4 commentaires:

christine a dit…

très bien vu le passage du miroir!

Niko a dit…

Troublant et... inquiétant

Anonyme a dit…

Oui j'aime bien quand la narratrice sort de son corps, c'est très bien retranscrit

christine a dit…

la suiiiiiiiiiiiiiiiiiiiite!